Le système de M. BERTILLON, ainsi que les autres systèmes soumis à notre examen, ont la
prétention d'être une application de calcul des probabilités : nous somme donc conduits avant d'en
commencer l'étude détaillée, à rechercher à quelles conditions ce calcul peut être légitimement
appliqué à des questions de cette nature. Les premières tentatives faites par M. BERTILLON pour
l'évaluation des probabilités avaient été tout à fait malheureuses.
Dans son mémoire présenté à la Cour de Cassation en 1899 il avait employé un raisonnement
entièrement fautif qu'il a répété ensuite devant le Conseil de Guerre de Renne.
Ayant constaté quatre coïncidences sur les $26$ initiales et finales des polysyllabes redoublés, il
se demande quelle conclusion on peut en tirer. Il évalue à $0,2$, la probabilité d'une coïncidence
isolée et il en conclut que la probabilité de $4$ coïncidences est $(0,2)^4 = 0,001\,6$.
Mais l'examen le plus superficiel montre que c'est là la probabilité pour qu'il y ait $4$
coïncidences sur $4$ : celle de $4$ coïncidences sur $26$ est de $0,7$, c'est à dire $400$ fois plus grande.
Quand cette erreur a été signalée, on a répondu qu'il y avait en réalité plus de $4$ coïncidences
et que la probabilité de chacune d'elles était plus petite que $0,2$ ; la raisonnement n'en demeure pas
moins faux, puisqu'il conduit l'auteur à un résultat $400$ fois plus faible que celui que donnerait un
calcul correct fait avec les même données.
M. BERTILLON y a, croyons-nous, renoncé; mais l'histoire même de son erreur nous montre
la nécessité de bien établir les principes fondamentaux à appliquer.
Si l'on met en évidence certaines coïncidences, et qu'on montre qu'il y avait à priori peu de
chances pour qu'elles se produisissent, avons-nous la droit d'en conclure qu'elles ne peuvent être
l'effet du hasard ?
Si le n°25 sort à la loterie, ce sera un évènement dont la probabilité à priori était très faible,
puisque les billets étaient fort nombreux; mais cela ne veut pas dire que le tirage n'a pas été loyal,
car il fallait bien qu'un numéro sortît ou un autre.
Ce n'est donc pas ainsi qu'il faut raisonner; il ne s'agit pas de calculer la probabilité de telle
ou telle coïncidence que vous choisissez précisément parce que vous l'avez constatée ; ce qu'il faut
introduire, c'est la probabilité d'une coïncidence quelconque parmi celles que vous compteriez à
votre actif si elle se produisait.
Supposons qu'il y ait $1\,000$ lettres dans le bordereau, avec les différences des abscisses et des
ordonnées, cela fait $999\,000$ nombres ; qu'on trouve ensuite $10\,000$ coïncidences, y aura-t-il lieu de
s'étonner ? La probabilité qu'il faudrait chercher, ce serait celle pour que sur $999\,000$ nombres, il y
en eût $10\,000 $ qui après $10$ ans de recherche, paraissent remarquable à un esprit aussi attentif que M.
BERTILLON ; c'est presque la certitude.
Si on reproduisait un million de documents, il n'y en aurait pas un où l'on retrouverait les
mêmes particularités, cela est vrai, mais il y en aurait $900\,000$ où l'on retrouverait d'autres
particularités que vous ne jugeriez pas moins remarquables.
Nous en avons dit assez pour faire comprendre la nécessité d'une base de raisonnement plus
solides. C'est ce que les fondateurs du calcul des probabilités ont cherché, pour les questions de ce
genre, mais nous ne pouvons l'expliquer sans entrer dans quelques détails techniques.
Ils ont distingué la probabilité des effets et la probabilité des causes. Comme exemple de
probabilité des effets, on choisit d'ordinaire une urne contenant $90$ boules blanches et $10$ boules noires ; si l'on tire au hasard une boule de cette urne, quelle est la probabilité pour que cette boule
soit noire ; c'est évidemment $\frac{1}{10}$.
Les problèmes de probabilité des causes sont beaucoup plus compliqués, mais beaucoup plus
intéressants.
Supposons par exemple deux urnes d'aspect extérieur identique; nous savons que l'une
contient $90$ boules blanches et $10$ boules noires, et l'autre an contraire $90$ boules noires et $10$ boules
blanches. Nous tirons au hasard une boule de l'une des urnes, sans savoir de laquelle, et nous
constatons qu'elle est blanche. Quelle est la probabilité pour que ce soit dans la première urne que
nous ayons puisé ?
Dans ce nouveau problème, l'effet est connu, on a constaté que la boule tirée était blanche ;
mais la cause est inconnue, on ne sait pas dans quelle urne on a fait le tirage.
Le problème qui nous occupe ici est de même nature : l'effet est connu, ce sont les
coïncidences signalées, sur le bordereau, et c'est la cause (forgerie ou écriture naturelle) qu'il s'agit
de déterminer.
Ce sont donc les formules dites de probabilité des causes qu'il convient d'appliquer. Mais
l'application de ces formules exige quelques précautions.
Dans l'exemple cité plus haut, la probabilité cherchée est de $\frac{9}{10}$, mais c'est parce que nous
supposons qu'il n'y a à priori aucune raison pour qu'on soit tombé sur l'une des urnes, plutôt que sur
l'autre. Mais, les choses auraient été bien différentes si nous avion eu $11$ urnes dont $10$ composées
comme la première et une seulement comme la seconde. A priori la probabilité pour qu'on tombe
sur une urne où les blanches dominent aurait été déjà grande; et les résultats auraient dû être
notablement modifiés.
Pour pouvoir calculer, d'après un évènement constate, la probabilité d'une cause, il nous faut
donc plusieurs données :
-
Il faut savoir quelle était à priori, avant l'évènement, la probabilité de cette cause.
-
Il faut savoir ensuite quelle serait pour chacune des causes possibles, la probabilité de
l'évènement constaté. (C'est ainsi que dans l'exemple cité il faut connaître la composition des
urnes).
Or, cette probabilité à priori, dans des questions comme celle qui nous occupe, est
uniquement formée d'éléments moraux qui échappent absolument au calcul, et si, comme nous
venons de le voir, nous ne pouvons rien calculer sans la connaître, tout calcul devient impossible.
Aussi Auguste CONTE, a-t-il dit avec juste raison que l'application du calcul des probabilités
aux sciences morales était le scandale des mathématiques.
Vouloir éliminer les éléments moraux et y substituer des chiffres, cela est aussi dangereux que
vain.
En un mot, le calcul des probabilités n'est pas, comme on paraît le croire, une science
merveilleuse qui dispense le savant d'avoir du bon sens.
C'est pour quoi il faudrait s'abstenir absolument d'appliquer le calcul aux choses morale ; si
nous le faisons ici, c'est que nous y sommes contraints.
C'est des éléments moraux que doit dépendre le jugement, nous n'avons pas à en parler ici ;
mais il est évident que si l'auteur du bordereau avait voulu faire croire à une simulation, il aurait
choisi un système simple qui ne pût manquer d'être remarqué par des experts et sur lequel aucune
contestation n'aurait été possible.
Il suffit, pour condamner le système BERTILLON, d'observer qu'il ne satisfait pas à cette
condition.
On nous dira que ce n'est pas notre rôle d'examiner la question à ce point de vue. Nous
devons donner des chiffres, mais nous ne pourrons le faire que sous la forme suivante.
Dans l'impossibilité de connaître la probabilité à priori, nous ne pourrons pas dire telle
coïncidence prouve que le rapport de la probabilité de la forgerie à la probabilité inverse a telle
valeur. Nous pourrons dire seulement, par la constatation de cette coïncidence, ce rapport devient
tant de fois plus grand qu'avant la constatation.
Même, après nous être ainsi restreints, il nous reste bien des pièges à éviter. On n'est jamais
sûr d'avoir fait une énumération complète des causes possibles, et c'est ainsi que LAPLACE s'est
laissé entraîner dans une mémorable erreur au sujet du ses probable de la rotation des planètes.
Ici cette énumération est à peu près impossible, puisqu'il faudrait rechercher toutes les
manières possibles de truquer un document. Et si nous nous restreignons artificiellement à deux
causes, le hasard et le mode particulier de forgerie imaginé par M. BERTILLON, une importante
difficulté subsiste encore.
Il faut, avons-nous dit, connaître la composition des deux urnes. Or nous connaissons l'une
d'elles, celle qui corresponde à l'écriture naturelle, sa composition est déterminée par les lois du
hasard, mais nous ne connaissons pas l'autre, nous ne savons pas quelle est la probabilité pour
qu'une coïncidence de nature donnée sa produire, à supposer que l'auteur du bordereau ait employé
le système BERTILLON.
Faute de pouvoir la déterminer, nous admettrons toujours dans les calculs qui suivront
l'hypothèse la plus favorable au système BERTILLON.
Cette rapide discussion nous a montré combien sont fragiles tous ces échafaudages logique
d'où on voudrait faire dépendre l'honneur d'un homme ; et s'il fallait quelque chose de plus, la
multiplicité même de ces système nous fournirait une démonstration éclatante de cette fragilité.
Nous avons deux système en présence, celui de M. BERTILLON et celui de M. CORPS, ils
sont absolument incompatibles, les procédés qu'aurait employés le traire ne sont pas les mêmes,
d'après ces deux inventeurs, non plus que les mobiles qui l'auraient fait recourir à la forgerie.
Et cependant M. CORPS comme M. BERTILLON accumule les coïncidences, et s'efforce,
par des arguments également probants, de montrer qu'elles ne peuvent être dues au hasard.5
Mais si les coïncidences de M. BERTILLON ne sont pas dues au hasard, c'est que le traître
s'est biens servi du système imagine par cet expert ; et alors c'est que M. CORPS a tort.
Et si celles de M. CORPS qui ne le cèdent en rien aux premières, ne peuvent pas être dues au
hasard, c'est que M. CORPS a raison et que M. BERTILLON a tort.
A moins que le mode de raisonnement lui-même ne soit vicieux et ce sera là notre conclusion.
Pour réfuter à la fois M. CORPS et M. BERTILLON, il suffit donc de les opposer l'un à
l'autre. Bien mieux il suffirait d'opposer M. BERTILLON à lui-même. Et, en effet, il y a deux
systèmes BERTILLON sur lesquels nous reviendrons plu loin en détail, mais dont on peut se rendre
compte rapidement en consultant une brochure anonyme intitulée Le Bordereau par un ancien élève
de l'École Polytechnique (Paris Hardy 1904) et que nous appellerons pour abréger la brochure
verte. Cette brochure est accompagnée d'un atlas où l'on remarquera deux planches, la planche 6 et
la planche 9 qui représentent les deux systèmes BERTILLON.
Si alors les coïncidences de la planche 9 étaient réelles, comme elles ne pourraient être dues
au hasard, elles prouveraient que le bordereau n'a pas été calqué sur le gabarit de la planche 6, c'est
à dire sur le mot intérêt.
S'il s'agissait d'un travail scientifique, nous nous arrêterions là ; nous jugerions inutile
d'examiner les détails d'un système dont le principe même ne peut soutenir l'examen : mais la Cour
nous a confié une mission que nous devons accomplir jusqu'au bout.