Gilles Personne de RobervalÉléments biographiques
Gilles Personne de Roberval, bien que peu connu aujourd'hui, est un mathématicien qui va avoir une certaine influence dans la discipline, et qui aura des fonctions importantes dans les institutions parisiennes : membre du cercle des scientifiques regroupés autour du père Mersenne, professeur au collège Royal (il occupa la chaire de Pierre de La Ramée) et membre fondateur de l'Académie Royale des sciences. Il étudiera également la physique en étant au c\oe{}ur des préoccupations de l'époque : pesanteur, vide, force, cosmologie etc.
Gilles Personne de Roberval est né le 8 août 1602. D'après certaines sources il serait né dans un champs de Villeneuve-sur-Verberie alors que sa mère participait au moissonnage. Sa famille résidait cependant dans la commune voisine de Roberval. Son nom de famille est alors seulement Personne, il y a adjoindra le qualificatif de Roberval lorsqu'il s'installera à Paris à l'âge adulte.
On peut remarquer qu'il est le cadet de René de Descartes de six années, détail qui peut apporter un certain éclairage, tant les relations entre les deux intellectuels seront tumultueuses, comme nous le verront par la suite.
Gilles Personne de Roberval est d'origine modeste, ses parents étant visiblement de simples paysans, et il est le seul de ses frères et soeurs à recevoir une instruction, le curé de la paroisse de la ville voisine de Rhuis ayant remarqué sa vivacité d'esprit. Ce dernier a sans doute dû être le premier à lui enseigner les mathématiques, mais également le grec et le latin. Nous ne savons pas à quel âge, mais visiblement jeune adulte, Roberval quitte son village natal et entreprend un tour du royaume, lors duquel il aurait subsisté en donnant des leçons particulières et aurait continuer sa formation en mathématiques. L'itinéraire suivi n'est pas connu, mais il aurait rencontré Pierre de Fermat, qui a à peu près son âge, à Bordeaux. Il aurait assisté au siège de la Rochelle en 1627.
En 1628, âgé de 26 ans, il s'installe définitivement à Paris, qu'il désigne, dans une lettre à Torricelli datée de 1647, comme la plus grande et mieux éduquée des villes.
Très vite il entre en relation avec les savants parisiens et notamment le père Marin Mersenne. Ce dernier a rassemblé une « académie » autour de lui, qui se réunit au couvent des Minimes proche de la place Royale (place des Vosges actuelle), composée des scientifiques les plus influents de Paris. Nous y reviendrons dans le paragraphe consacré à ce personnage.
En 1631 Roberval obtient une chaire de philosophie au collège de Maître Gervais et y élit dominicile. Il se présentera à partir de 1634 au concours du collège Royal pour acquérir la chaire de mathématiques qui porte le nom de Pierre de La Ramée. Il l'obtient dès cette année là, mais cette dernière étant renouvelable tous les trois ans, il devra concourir de manière régulière, et réussir à chaque fois, pendant 41 ans jusqu'à sa mort en 1675. Cette situation l'obligea à très peu publier ses résultats en mathématiques et contribua sans doute à ce que le nom de Roberval ne soit pas aussi célèbre que d'autres.
Après le décès de Pierre Gassendi en 1655, Roberval hérite de sa chaire au collège de France qui, elle, est pérenne, et offre donc une sécurité au mathématicien. Son activité d'enseignant et de scientifique est alors débordante et s'étant à de nombreux domaines : arithmétique, géométrie, astronomie, optique et mécanique.
En 1666, âgé de 64 ans, il fait partie des sept scientifiques membres fondateurs de l'Académie royale des sciences. Il bénéficie alors d'une rente conséquente et de dégrèvements d'impôts. Il présente son projet de balance, qui portera son nom et le rendra célèbre, lors d'une séance à l'Académie le 21 août 1669.
Il décède le 27 septembre 1675, âgé de 73 ans, à son domicile du collège de Maître Gervais, célibataire et sans descendance. Ses écrits sont légués à l'Académie royale des Sciences et furent en partie publiés en 1693. Son corps fut inhumé à l'église Saint-Séverin, sa paroisse, mais sa tombe est aujourd'hui introuvable.
Comme la plupart des scientifiques européens de son époque Gilles Personne de Roberval a entretenu une correspondance importante avec ses pairs, parfois amicale, d'autres fois polémique. On y trouve Fermat, Descartes ou encore Torricelli. Il a également côtoyé les savants parisiens de son époque. Certains furent des amis proches tels, Mersenne, Gassendi et Hobbes, et d'autres appartenaient à un cercle plus large comme Blaise Pascal et son père Etienne. Cependant son caractère ombrageux et sans doute vaniteux, l'amena à se disputer sérieusement avec René Descartes, par lettres interposées auprès de Mersenne ou lors de séances publiques quand le philosophe fut présent à Paris. Le peu d'intérêt qu'il semblait porté au fait religieux fit également que Blaise Pascal s'éloigna de lui. Il fut un enseignant strict, ne ménageant pas ses étudiants, ce qui n'affecta pourtant pas le succès de ses cours.
Ces aspects de sa personnalité, associés au fait qu'il ne publia que très peu ses résultats mathématiques, firent que sa renommée et son impact sur les mathématiques de son époque, furent mésestimés après sa mort. Nous allons cependant étudier quelques un de ses travaux qui démontrent qu'il était pleinement inscrit dans son époque et fut un précurseur du calcul intégral et infinitésimal.
La méthode des indivisibles
Avant d'aborder quelques travaux de Gilles Personne de Roberval il nous faut avoir connaissance de la méthode des indivisibles que Bonaventura Cavalieri (Milan 1598 - Bologne 1647) a développé en ce début de XVII$^{e}$ siècle.
Cette idée émerge alors qu'un certain courant philosophique traverse les scolastiques concernant la matière qui serait constituée de particules indivisibles dont la nature serait autre que celle de la matière elle-même. Cavalieri applique cette idée aux calculs des aires et des volumes qui jusqu'à présent n'étaient obtenus qu'à l'aide de la méthode d'exhaustion rendu célèbre par Archimède.
Nous ne nous intéresserons ici qu'au calcul des aires obtenus par cette méthode.
Cavalieri considère une figure géométrique et l'ensemble des segments parallèles qui la composent. Ces derniers composent les indivisibles de la figure. Si une autre figure, bien que différente de la première, est composée des mêmes indivisibles alors toutes deux ont la même aire.
Voyons cela sur un exemple.
On considère un rectangle de côtés $a$ et $b$ ainsi qu'un parallélogramme dont un côté mesure $a$ et la hauteur relative $b$.
Toute droite parallèle aux côtés mesurant $a$ coupe le rectangle et le parallélogramme en un segment (indivisible) de même longueur. Les indivisibles du rectangle et du parallélogramme sont identiques et il en est donc de même des aires de ces figures. L'aire du parallélogramme est égale à celle du rectangle et vaut $a\times b$.
On retrouve par ce raisonnement le résultat de la géométrie classique.
Cavalieri estime que sa méthode manque cependant de rigueur et ne la présentera pas comme universelle. Très vite des contre-exemples seront opposés à ce nouveau raisonnement.
On considère un triangle $ABC$ tel que $AB\neq AC$. On note $H$ le pied de la hauteur issu de $A$.
En utilisant le théorème de Thalès, on peut voir qu'à chaque indivisible du triangle $ABH$ correspond un unique indivisible du triangle $ACH$ (tracés avec des couleurs identiques). Ainsi les triangles $ABH$ et $ACH$ ont la même aire. Ceci est contradictoire avec l'hypothèse initiale que $AB\neq AC$ et donc que $BH\neq CH$. Les aires respectives sont en fait $\dfrac{BH\times AH}{2}$ et $\dfrac{CH\times AH}{2}$ qui sont bien différentes.
Face à ce contre-exemple Cavalieri dira que les indivisibles du triangle $ABH$ ne sont pas répartis de la même façon que ceux de $ACH$, mais cette remarque n'est pas quantifiable et ne permet pas d'affirmer dans quelles situations on peut utiliser la méthode ou non.
Le problème vient en fait du fait que pour que les indivisibles recouvrent entièrement une figure il faudrait qu'ils aient une épaisseur et donc aient une aire. Propriété qui ne fait pas partie de la définition des indivisibles, qui ne sont d'ailleurs jamais réellement définis. Cette ambiguïté sera levée en sommant des rectangles ou des trapèzes dont on fixe la largeur et qui recouvrent ou approchent au mieux la figure. Largeur que l'on fait ensuite tendre vers $0$ dans la formule donnant la somme de toutes leurs aires. Mais il faudra pour cela bénéficier du calcul infinitésimal et de la notion de limites.
Roberval utilise la méthode des indivisibles mais il est conscient du problème de leur « répartition ». Il va considérer des indivisibles réparties dans la figure en progression arithmétique et comparera la somme des longueurs obtenue à la somme des longueurs des indivisibles en même progression dans une autre figure dont on connaît l'aire.
La quadrature de la cycloïde
La cycloïde est une courbe dont l'intérêt va permettre la naissance du calcul différentiel et intégral. De grands esprits vont essayer de relever les défis qu'elle permet de soulever et sa définition cinétique obligera les mathématiciens, en quête de rigueur, à dépasser la méthode des indivisibles. Leibniz lui-même reconnaîtra avoir été influencé par les travaux de Blaise Pascal sur le sujet.
C'est Galilée qui semble être le premier à étudier cette courbe et qui lui donne le nom de cycloïde. Roberval l'appelera « trochoïde » et Pascal « roulette ».
La cycloïde correspond à la trajectoire d'un point d'une roue qui avance en ligne droite sans glissement.
Le plus important à comprendre, est que l'expression « sans glissement » veut dire que lorsque le point rouge se déplace d'un angle $\alpha$ par rapport au centre de la roue, celle-ci a avancé vers la droite de la longueur de l'arc parcouru par le point, à savoir $\alpha R$ (si $\alpha$ est exprimé en radians et $R$ est le rayon de la roue).
Ainsi, lorsque la roue a effectué un tour complet elle a parcouru une distance horizontale de $2\pi R$.
On remarque alors que la cycloïde est inscrite dans un rectangle d'aire $2R\times 2\pi R=4\pi R^2$. L'aire sous la cycloïde est donc inférieure à $4$ fois celle du disque qui la génère.
Galilée (1564 - 1642) a essayé en vain de trouver mathématiquement une formule pour l'aire sous la cycloïde ou, en termes plus anciens, de trouver la quadrature de cette courbe. À court d'idée mathématique, il aurait découpé dans un plaque de métal une arche de cycloïde et plusieurs disques générateurs et aurait comparé les poids de ces pièces. Le résultat obtenu était que l'aire de l'arche de cycloïde serait proche du triple de celle du disque générateur. Mais l'homogénéité des plaques métalliques n'étant pas garantie cela ne pouvait être qu'un ordre de grandeur possible.
Peu après l'arrivée à Paris de Gilles Personne de Roberval, le père Mersenne, frappé par l'intelligence de ce dernier, lui présente le problème de la quadrature de la cycloïde qu'il considère comme un sujet de grand intérêt pour les mathématiques. Nous pouvons voir là, l'importance de l'intuition de Mersenne et le rôle de catalyseur qu'il joua dans l'évolution des mathématiques au XVII$^{e}$ siècle.
Cependant Roberval estima la question hors de portée de ses capacités et il préféra étudier pendant quelques années l'œuvre mathématique d'Archimède. Après cette période de formation, en 1634, il finira par proposer une solution à la quadrature de la cycloïde utilisant les indivisibles introduit par Cavalieri.
La figure ci-dessous est proche de celle qu'a proposée Roberval dans son Traité des indivisibles. Les notations à l'aide d'indices sont par contre anachroniques mais peuvent rendre plus claires les explications.
Sur le cercle générateur de la cycloïde, le point $A$ va se déplacer jusqu'en $B$ et sur son parcours il va passer par les points $A_1$, $A_2$, $\dots$ tous répartis de telle sorte que les longueurs des arcs $\overset{\huge{\frown}}{AA_1}$, $\overset{\huge{\frown}}{A_1A_2}$, $\dots$ soient tous de même longueur.
On note $P_1$, $P_2$, $\dots$ les projetés orthogonaux des points $A_1$, $A_2$, $\dots$ sur le diamètre $[AB]$.
Sur la droite $(AC)$, sur laquelle se déplace la roue, on considère les points $M_1$, $M_2$, $\dots$ tels que $AM1$, $M_1M_2$, $\dots$ soient égales aux longueurs des arcs $\overset{\huge{\frown}}{AA_1}$, $\overset{\huge{\frown}}{A_1A_2}$, $\dots$.
Par construction de la cycloïde, lorsque la roue est en mouvement et que le point $A$ est en $A_1$, $A_2$, $\dots$, les point de contact entre la roue et la droite $(AC)$ sont les points $M_1$, $M_2$, $\dots$. Ainsi, quand la roue repose en $M_4$, le point $A$ est en $P'_4$, par définition de la cycloïde. On généralise cette affirmation aux autres points $P'_1$, $P'_2$, $\dots$.
La droite parallèle à $(AC)$ passant par $A_4$ et la droite perpendiculaire à $(AC)$ passant par $M_4$ se coupent en $Q'_4$. On généralise le procédé pour obtenir les points $Q'_1$, $Q'_2$, $\dots$.
Les points $Q'_i$ obtenus appartiennent à une courbe de Roberval nomme « compagne » de la cycloïde. C'est la première sinusoïde tracée de l'histoire.
La longueur $Q'_1M_4$ correpond donc à la longueur $P_4A$, et lorsque le cercle repose en $M_4$, le segment $(M_4A)$ est sur le diamètre vertical.
On a alors que les segments $[A_4P_4]$ et $[P'_4Q'_4]$ sont de même longueur. Roberval affirme ainsi que les indivisibles $[A_1P_1]$, $[A_2P_2]$, $\dots$ du demi-disque sont les mêmes que ceux que la surface du plan compris entre la cycloïde et sa compagne. L'aire de cette figure est donc celle du demi-disque $\dfrac{1}{2}\pi R^2$, avec $R$ le rayon du cercle générateur.
On peut démontrer, Roberval ne le fait pas, que la compagne de la cycloïde partage le rectangle $ABDC$ en deux figures de même aire. Cette affirmation se démontre en utilisant des propriétés de symétrie, en considérant le centre du rectangle (qui appartient à la compagne) et des formules de trigonométrie dans le cercle.
Ainsi, l'aire sous la compagne est égale à la moitié de celle du rectangle, dont les dimensions sont $\pi R$ et $2R$, soit $\dfrac{2\pi R^2}{2}=\pi R^2$.
L'aire sous l'arche de la demi-cycloïde vaut alors $\dfrac{1}{2}\pi R^2+\pi R^2 = \dfrac{3}{2}\pi R^2$ et l'aire totale sous la cycloïde est égale à $3\pi R^2$, soit le triple de celle du disque générateur, résultat qui précise l'hypothèse de Galilée.
Cette démonstration n'est aujourd'hui plus acceptée, la méthode des indivisibles n'étant pas assez rigoureuse pour donner systématiquement des résultats corrects. Depuis l'invention du calcul intégral, l'aire sous l'arche de cycloïde se détermine en calculant justement une intégrale, et en utilisant une paramétrisation de la courbe. Le résultat obtenu par les méthodes modernes est à nouveau de $3\pi R^2$.